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Le monde des infrastructures :

crise, transformation et développement commercial

par Philippe JACOB – Docteur en Gestion – Gérant d’Aditis

 

Introduction

Le monde des infrastructures, pris ici dans le sens des activités d’aménagement, transport et habitat englobant études, travaux, matériaux et ouvrages qui structurent notre environnement physique, ce monde, étroitement lié à l’urbanisme, à la démographie et surtout aux politiques publiques, connaît plusieurs bouleversements importants.

L’un des plus déterminants, et qui exerce une pression quotidienne sur la conception, les méthodes et la nature même de l’activité, est celui lié aux nouvelles technologies.

On parle couramment de « transformation digitale », mais dans cette activité, cela porte autant sur ce qui impacte les supports et structures (smart city, smart road…), que sur les vecteurs (conected car & intelligent vehicle) ou encore les modes de gestion (facility management, système intelligent de gestion…).

Il faut reconnaître le trouble engendré par ces innovations qui surgissent parfois de façon inattendue voire intempestive dans une activité au « temps long » : élaboration de projet, recherche de financement, conception, réalisation et mise en service se comptent en mois voire en années alors que la créativité des geeks est quasi instantanée.

La question est d’autant plus délicate que les marchés d’infrastructures sont en situation stagnante ou même en décroissance, que leurs donneurs d’ordres publics et privés gèrent des problématiques d’endettement, et que, face à eux, les entreprises de l’économie digitale disposent d’immenses réserves de liquidités.

La profession, qui cherche à intégrer ces innovations immatérielles et spontanées dans une activité très matérielle au temps long, est toute entière questionnée : les acteurs du digital deviendront-ils demain les « donneurs d’ordres » des entreprises de l’activité BTP-Infrastructure dans les montages de business, et celles-ci pourront-elles maintenir leur puissance économique en perdant la maîtrise de ces marchés ? La question est formulée.

Au-delà de la nature stratégique de cette question se pose celle de la capacité de réaction des entreprises du secteur, réaction qui peut prendre plusieurs formes comme le lobbying auprès des pouvoirs publics afin de pérenniser le secteur, le partenariat avec des entreprises innovantes et la co-construction avec les clients.

C’est sur ce dernier point que va porter cet article. Il questionne sur la situation, les pratiques et les méthodes commerciales dans un contexte défavorable (et même menaçant) vécu par les entreprises du secteur BTP-infrastructures françaises. Même si les éléments prennent en compte principalement la situation domestique, la réflexion peut conduire à reposer la question des méthodes de développement à l’international dans un environnement où l’équation opportunités/risques est soumise à de nombreux aléas.

L’article aborde 3 thèmes :

  1. Les bouleversements d’un secteur mal préparé au « commerce »
  2. L’évolution des pratiques commerciales
  3. Les outils et méthodes de l’action

*     *     *

1   Les bouleversements d’un secteur mal préparé au « commerce »

L’activité de BTP-Infrastructure traverse une phase historiquement inédite. Tant par son histoire que par la nature de son activité, elle est sans doute mal préparée au développement de son « commerce » dans un contexte de crise, d’évolution des cadres publics (territoires, procédures de commande) et des comportements (éthique, sécurité, développement durable).

 

L’histoire du secteur et de son commerce

Les pratiques au sein du monde des infrastructures ont été marquées par une grande promiscuité historique entre le monde public et le privé, rendant « inapproprié » le développement de la compétence commerciale au profit d’un lobbying de proximité, voire de comportements juridiquement condamnables et condamnés.

Ces pratiques font l’objet aujourd’hui de poursuites systématiques et de politiques éthiques au sein des institutions publiques comme des sociétés privées. Il n’en reste pas moins que les organisations des entreprises ont du mal à prendre en compte le développement des compétences commerciale et marketing, pour deux raisons :

  • D’une part parce que le top-management, dans son parcours historique (souvent issu du monde de la technique ou de l’exploitation), n’a pas été porté à prendre en compte cette dimension ;
  • D’autre part, parce que la période 1998-2008, qui a été celle de la mise en place des top-managers d’aujourd’hui, a été portée par une forte croissance de la commande publique, permettant des résultats très positifs sans toujours questionner la question commerciale.

Il convient néanmoins de modérer ce propos général par un regard plus attentif sur plusieurs développement intéressants qui se sont faits durant ces vingt dernières années dans le domaine. En effet, des entreprises importantes ont développé des organisations commerciales efficaces, non plus seulement pour répondre aux offres publiées mais bien pour initier de nouvelles approches plus globales, tant sur le plan des affaires, par exemple le business development (Bouygues Construction), que de l’organisation commerciale (Screg/Colas) ou du key account management (Egis), que des offres (Spie-Batignolles).

Néanmoins, dans la situation d’un marché français en repli, avec un recul de 20% (pour la construction, même si l’année 2016 marque une légère amélioration) à 30% (pour les TP) sur les 7 dernières années, qui conduit les entreprises à des décisions drastiques pour le maintien de leurs résultats, et, malgré l’intérêt des expériences citées, la dimension commerciale est relativement négligée ou mobilisée de façon maladroite comme un sauve-qui-peut alors qu’elle pourrait représenter un levier concurrentiellement déterminant dans cette période de modification profonde du marché.

 

La « crise »

La « crise », direz-vous, est passée par là ! Et le réalisme l’emporte sur l’optimisme entrepreneurial. Mais cette « crise », qui est si souvent invoquée aujourd’hui, est la partie émergée d’un iceberg qui cache des phénomènes beaucoup plus structurants :

  • La maturité du niveau d’équipements des territoires français, et plus largement européens, qui pousse à focaliser sur la gestion et l’optimisation du patrimoine plutôt que sur l’investissement ;
  • Les coûts structurels de l’élargissement des zones urbaines rapportés à la faiblesse des dynamiques économiques (ce qui conduit à la formule « construire la ville sur la ville ») ;
  • Les changements de modes de « consommation » du transport, mettant l’accent sur les intermodalités, les flux, la sécurité et l’économie, et non plus sur la voiture individuelle ou les actuels réseaux structurants ;
  • Un ralentissement de la dynamique d’équipement immobilier, malgré les besoins de logement, au profit d’une approche patrimoniale et spéculative qui bouleverse les équilibres démographiques des centres urbains.

Si, bien entendu, la situation économique et budgétaire des états et collectivités du monde occidental est réellement difficile, le terme « crise », qui induit une notion de moment ou d’épisode passager, traduit mal la réalité de l’évolution structurelle du marché, notamment dans le monde du BTP.

Il s’agit en fait de modifications profondes qui rendent nécessaires l’évolution des business models et des rôles pour les acteurs du secteur. Les réflexions en cours chez certains opérateurs, avec par exemple une remise en question de la rente des parkings, voire des autoroutes, et des investissements dans les services et l’énergie, en sont un marqueur.

Dans ce contexte, certains business-models de grands acteurs du BTP sont questionnés. Par exemple, dans les travaux publics, l’intégration verticale (maîtrise de la chaîne « industrie vers travaux »), initiée en son temps afin de maîtriser la chaîne de valeur et le marché local, fait peser aujourd’hui les lourds coûts industriels sur des débouchés en récession. Dans le bâtiment, la question du coût des équipes intégrées (études, grands-projets, productions spécialisées) se pose face à la raréfaction d’affaires. Dans le monde des matériaux, les coûts de distribution, acceptables lorsque les flux sont en croissance, deviennent lourds à porter.

 

Les évolutions « juridiques »

La transposition en droit français des directives européennes sur les marchés publics, en place depuis avril 2016, va profondément modifier les pratiques au sein du monde des infrastructures, pour plusieurs raisons :

  • D’une part, du fait des possibilités offertes par l’évolution du droit en ce qui concerne de nouvelles formes de contrats (marchés globaux, marchés de performance, partenariats) et de consultations ;
  • D’autre part, en raison des changements en cours dans l’organisation publique (voir le paragraphe suivant à propos des territoires) qui pourraient conduire à l’adoption préférentielle de nouvelles pratiques de commandes, avec notamment d’un côté du spectre le e-procurement et les centrales d’achat, et de l’autre les procédures négociées pour lesquelles les acteurs publics avaient jusqu’à présent des réticences mais qui présentent un intérêt pour eux en raison de leurs enjeux budgétaires ;
  • La question de l’allotissement face à la dimension des collectivités territoriales (voir le paragraphe suivant à propos des territoires) conduira sans doute leurs gestionnaires à en requestionner les critères (techniques ? D’activité ? Par territoire ?) ;
  • Enfin, ces directives marquent la différence entre la commande de biens ou services « standards » par rapport aux achats de projets ou de services « complexes ou innovants ».

Ces évolutions impactent aussi l’ensemble des affaires en Europe, voire plus largement, et peuvent faire surgir dans le contexte français de nouvelles concurrences avec l’arrivée sur le marché domestique de nouveaux compétiteurs.

 

Les territoires d’action

La réforme territoriale, en cours de mise en place, va aussi impacter durablement l’action commerciale au sens où les dynamiques mises en action (reconfiguration des périmètres et des pouvoirs des régions, métropoles, regroupements de blocs urbains et de communes…) vont opérer des changements importants durant plusieurs années et aboutiront sans doute à une concentration très forte des enjeux publics sur peu d’acteurs.

Les impacts de cette situation sont multiples :

  • La gestion de l’action commerciale va devoir se centrer en France sur un nombre réduit d’acteurs, ce que l’on pourrait, de façon caricaturale, exprimer par le passage de 40000 comptes clients (communes + EPCI + autres CT) à 40 comptes-clés (régions + métropoles + blocs urbains>200khab) et qui représenteront 80% de la commande ;
  • La capacité de comprendre et d’appréhender la nature complexe de ces nouvelles entités sera un enjeu commercial stratégiquement déterminant, nécessitant le développement de nouvelles compétences ;
  • Les politiques conduites par ces entités publiques trouveront sans doute leur inspiration dans des échanges dépassant les frontières de l’hexagone, voire même de l’Europe ;
  • Pour les achats simples et standards (fournitures, consommables…), ces grandes entités recourront à la mise en place de l’e-procurement, rendant nécessaire une négociation amont (conditions commerciales) et une mise à disposition par sites de e-commerce ou des EDI (échanges de données informatiques).

Cet ensemble de facteurs va profondément bouleverser la gestion des territoires d’actions. Par exemple : des prestations standards seront (c’est déjà le cas avec des acteurs comme l’UGAP, mais une systématisation est à envisager) négociées de façon centrale ; des politiques locales seront inspirées par des expériences étrangères ; des modèles de gestion feront école et seront mis en application sur plusieurs territoires.

L’organisation des acteurs, traditionnellement géographique en business units, qui permet de concentrer la compétence décisionnelle sur le territoire d’action de l’entité, devra sans doute évoluer vers des pratiques plus matricielles.

L’une des questions qui va alors surgir est celle du rôle commercial (et de management commercial) des patrons d’entités. Sont-ils préparés à comprendre et identifier les complexités commerciales qu’ils vont avoir à gérer (notamment la transversalité de l’action commerciale dont le cadre déborde le périmètre de l’entité gérée) ? Et comment cela sera-t-il insufflé dans leur cursus professionnel et dans leurs pratiques de décision ?

 

Les affaires et l’éthique

La question de l’éthique a été fortement prise en main par le top-management des acteurs du secteur, notamment en raison des risques liés aux montants des pénalités.

Mais la question éthique déborde très largement ce cadre réglementaire mis en place au sein des entreprises. En effet, deux phénomènes vont se conjuguer, nécessitant d’y porter une attention nouvelle :

  • Le développement des pratiques de négociation, pour lesquelles les compétences des acteurs du secteur (voir plus haut sur le contexte historique) sont assez peu développées face à des acheteurs dont c’est l’exercice quotidien ;
  • Les moyens technologiques qui permettent à tout moment et en tous lieux d’enregistrer les échanges, et qui, même s’ils ne sont pas toujours opposables en droit, le sont en terme de réputation ou permettent d’exercer des pressions sur les acteurs.

Cette configuration peut conduire un manager, plutôt technicien ou exploitant, mal formé aux questions du commerce et confronté à un acheteur expérimenté, à… déborder du cadre lors des négociations et mettre en jeu son entreprise bien au-delà de ses intentions. Par opposition, il peut stresser ses pratiques commerciales et les rendre inefficaces.

 

Le monde des infrastructures est donc mal préparé aux enjeux du commerce que les évolutions de ses marchés vont lui proposer durant les 5 à 10 ans à venir. Les managers exploitants seront d’une certaine manière pris en tenaille entre les contraintes de leur organisation et le bouleversement des cadres structurels et culturels des affaires.

 

Chapitre 2 : l’évolution des pratiques commerciales