Le monde des infrastructures :
crise, transformation et développement commercial
par Philippe JACOB – Docteur en Gestion – Gérant d’Aditis
La première partie de cet article abordait les évolutions des marchés et les dilemmes d’une profession mal préparée au « commerce », et les effets structurants des questions économiques, juridiques et éthiques.
Vous pouvez la consulter dans ces tribunes.
Dans cette seconde partie, les enseignements de ces évolutions sont tirés en identifiant des « trajectoires » que la confrontation offre/demande peut générer, et les questions que cela pose en terme de compétences commerciales et d’implantation.
2 L’évolution des pratiques commerciales
Les questions évoquées précédemment, notamment en terme d’évolution de la structuration du marché et de la culture commerciale, se posent de façon très prégnante dans la plupart des sociétés du secteur d’activité, que ce soit pour les fournisseurs de matériaux ou d’outils, pour les ingénieristes et maîtres d’œuvre, pour les constructeurs mais aussi pour les donneurs d’ordres publics et privés.
Même si plusieurs entreprises, et non des moindres, ont produit d’importants efforts depuis plusieurs années pour développer une culture commerce et services, et qu’un socle d’expériences et de compétences peut sans doute être mis à profit, elle ne sont pour autant pas en situation d’anticiper des phénomènes encore difficiles à appréhender.
Quelles formes pourrait prendre l’activité commerciale dans ce secteur ? Trois perspectives sont à intégrer.
L’évolution de l’offre et de ses métiers
Les problématiques des grands acteurs de l’urbanisme et de l’économie, publics et privés, sont aujourd’hui concentrées vers une équation complexe conjuguant la densification urbaine, la sécurité et la mobilité, dans un contexte économique contraint par le niveau d’endettement et de baisse des contributions (faiblesse de la croissance).
Le développement d’innovations devient un moyen de « dépasser » ces contraintes, et dessine des trajectoires de transformation de l’activité. C’est un axe déterminant pour les entreprises. Ces innovations peuvent être de trois natures :
- Techniques (routes ou quartiers connectés, gestion automatisée des flux, immeubles intelligents…),
- De gestion (PPP, facility management, extranet client, …).
- Commerciales (démarche grands-comptes, démarche projet, site marchand, intranet collaboratif…)
Néanmoins, non seulement la valorisation et la rentabilité de telles innovations sont difficilement calculables, mais, de plus, la situation comptable des entreprises du secteur sur un marché en régression questionne sur les choix à opérer et la conduite des décisions (quoi faire, et avec quels moyens pour en assurer la réussite, dans une situation à tendance stagnante ou négative).
Plus pragmatiquement, lorsqu’on examine le potentiel de développement de telles innovations ainsi que pour cela les rôles respectifs des différentes activités au sein des entreprises, les dualités classiquement évoquées dans le secteur (intégration/spécialisation, conception/exécution, construction/exploitation, produits/services) semblent réductrices en cela qu’elles ne permettent pas d’identifier des schémas cohérents pour la démarche commerciale (qui vend quoi à qui).
En effet, déployer ces différentes natures d’innovation (techniques, de gestion et de commerce) dans des organisations en business units et centres de profit sur un marché en recomposition revient à jouer aux Dames avec des pièces d’Echec sur un GOBAN (plateau de jeu de GO).
La nécessité d’agir oblige dans un premier temps à « penser » la structuration d’une offre adaptée à ces complexités. Celle-ci peut se faire autour de 3 réflexions :
- La standardisation de certains types de prestations ou de produits, bien qu’il soit difficile dans une activité qui se voit comme un « générateur de prototypes » de formaliser une offre standard.
- Le développement et la formalisation de services multi-activités gérés sur une durée définie, même si cette multi-activité heurte la perception des « métiers traditionnels ».
- La valorisation des apports concurrentiellement distinctifs de l’entreprise dans les relations avec les parties prenantes sur de forts niveaux d’enjeu, ces apports étant le plus souvent autres que techniques alors que la culture technicienne de ces activités est prédominante.
Les évolutions du commerce
Les innovations commerciales, au sens des méthodes d’approche des clients en terme d’outils, d’organisation et de démarche, sont un moyen d’adapter l’entreprise aux bouleversements du marché.
Des entreprises industrielles, ayant traversé des situations semblables, ont mis en place de nouvelles organisations autour des trois approches :
- Une approche business-development (« Projets-Affaires »)
L’approche commerciale s’exerce sur un nombre restreint de clients grands-comptes avec une orientation grandes affaires, et ses acquis se diffusent auprès des acteurs du middle-market. Elle nécessite un outil de gestion adapté (CRM) afin d’identifier les multiples liens entre acteurs internes et externes. Les compétences à mobiliser sont celles des pratiques du « marketing d’affaires ».
- Une approche solution (facilities)
L’approche s’exerce sur un nombre limité de clients (dont les grands-comptes) faisant le choix d’une forme de « délégation » d’activité. Elle est gérée en proximité par des unités d’exploitation. Elle s’appuie sur une culture du service, des compétences technico-commerciales et le développement de « l’intimité client ».
- Une approche omnicanal (« distribution »)
L’approche s’exerce sur un ensemble important de clients (ou de points de commande) avec une segmentation différenciant les conditions d’achat (dont les grands-comptes). Elle nécessite des tactiques de contact et de gestion adaptées (site e-commerce, gestion des sites distributeurs, market-place, click & mortar, EDI) pour répondre au développement du e-procurement. Les compétences à développer sont celles d’un marketer opérationnel spécialisé dans la gestion des réseaux de distribution.
Les trois approches s’exercent parfois sur une même clientèle (avec, par exemple, le référencement et l’achat d’équipements dans une grande collectivité où l’entreprise est mobilisée sur des projets et gère un bail), et se conjuguent avec une grande diversité de compétences, d’outils et d’organisation.
L’évolution du marché conduira sans doute à les faire porter par des ensembles « compétences-outils-organisation-démarche » assez distinctifs, même si l’interaction entre les approches restera forte (on voit cette question préfigurée dans le développement des branches énergie et facility des grands groupes du BTP).
Cette interaction questionnera sur le rôle des réseaux d’exploitants (les sociétés du secteur sont généralement organisées en centres de profit par territoire ou en business units par activité, organisation guidée par un souci d’optimisation de l’exploitation), aujourd’hui en charge d’assurer les contrats à temps, de produire les offres projets/affaires, voire de stocker et distribuer les produits et services, mais qui demain auront à reconfigurer leur activité dans le nouveau business model.
La force de vente
Il est probable que, du fait de ces différentes approches, les cursus de formation, les niveaux, les trajectoires internes et les modes opératoires des commerciaux seront très disparates. Il en va de même sans doute pour les temporalités commerciales (cycle de vente et revente, cycles d’affaires) et les systèmes de prévision des ventes et de mesure de la performance.
Quelles sont les évolutions possibles que les bouleversements du marché vont provoquer pour l’activité commerciale des entreprises du secteur ?
- En premier, le développement, la diffusion et l’adoption par les clients d’innovations de toutes sortes (techniques, digitales, de gestion…) va confronter l’entreprise et sa force commerciale à de nouvelles concurrences (sociétés de services, facility managers, exploitants, fournisseurs de technologies, nouveaux entrants du monde digital…) ;
- La dimension et les compétences de la force de vente vont évoluer avec :
- des niveaux de complexité de plus en plus importants pour l’approche « projets-affaires ».
- une intégration de plusieurs contingences techniques pour l’approche facilities (dont un décloisonnement des différentes activités), avec l’intégration d’une culture « service ».
- un back-office de plus en plus déterminant pour l’approche « distribution », à la fois en terme de gestion mais aussi en terme d’expertise et de suivi.
- Enfin, le rôle des « points fixes » (sièges locaux, établissements industriels, agences, bureaux des centres de profit) pour la diffusion locale des offres produits et services peut conduire à envisager des modalités de distribution tous publics, et donc de nouvelles compétences d’accueil et de service.
Bien entendu, ces transformations conduiront les dirigeants à des choix stratégiques sur la vocation, le business-model, les territorialités et le positionnement de l’entreprise. Mais les dynamiques de marché étant actuellement faibles, les marges de manœuvre sont réduites, les incertitudes fortes et les risques très importants.
Les entreprises du secteur des infrastructures, qui ont historiquement et culturellement peu d’appétence pour la question du commerce, pourraient, au sein d’un monde en mouvement qui les questionne, trouver dans la (ou les) démarche(s) commerciale(s) un moyen d’explorer des potentialités et de construire des opportunités.
Dans une activité en plein bouleversement, dont la structure va être modifiée en profondeur, la question de l’organisation du commerce est révélatrice des tensions qui s’exercent. La faire évoluer, c’est toucher en profondeur à la nature même de l’activité, ce qui s’avère nécessaire mais est aussi très sensible.
Dans le monde industriel en général, et dans les activités d’infrastructures ici étudiées, en effet, l’identité se construit par des routines et des apprentissages spécifiques, y compris pour le commerce. Élever le niveau de compétences, modifier les missions, instiller une culture commerce et service sont des opérations délicates.
Enfin, si le « changement » paraît nécessaire et inéluctable en raison de l’évolution du marché, il n’en reste pas moins que cette évolution, pour rapide qu’elle soit (quelques mois pour certains aspects, 3 à 5 ans pour d’autres), ne doit pas exempter l’entreprise et son commerce d’une production de résultats sur le court terme.
RV au chapitre 3 :
Les outils et méthodes de l’action