Le monde des infrastructures :
crise, transformation et développement commercial
par Philippe JACOB – Docteur en Gestion – Gérant d’Aditis
Les parties 1 et 2 de cet article (consultables sur les Tribunes de www.aditis.com) ont abordé les bouleversements des activités d’infrastructures-BTP et les évolutions actuelles et probables des pratiques commerciales (demandes/offres).
Ce dernier volet suggère les orientations possibles de l’approche commerciale.
3 Les outils et méthodes de l’action commerciale
Structurer une approche commerciale dans une activité qui a, en pratique, peu d’antériorité sur le domaine n’est pas chose aisée. Cela pose avant tout la question, bien philosophique au demeurant, de l’accessibilité des sciences (ou des domaines scientifiques).
Le commerce est-il une science ? On imagine bien deux ingénieurs discuter au « café du commerce » de la politique commerciale de leur entreprise ; il est plus difficile d’imaginer deux commerciaux discuter au « café des techniques » (un établissement porte ce nom au sein du Cnam-Paris) de la pertinence de telle ou telle technique d’ingénieur. Il est d’ailleurs intéressant de constater que, dans ce monde des infrastructures, l’on désigne couramment le commercial, le responsable grand-compte ou l’ingénieur d’affaires par le vocable « notre commerçant », ce qui est sans doute moins noble que « notre ingénieur » !
Cette question de l’accessibilité des sciences conduit au fait qu’en matière de commerce (et plus largement de marketing), tout le monde a une opinion (comme pour les matchs de football) alors que, pour la technique, un « véritable savoir » est nécessaire. En conséquence, il est difficile de faire entendre un discours sans essuyer des « on le savait déjà » ou « c’est bien évident », voire « vous n’y connaissez rien » !
Néanmoins, l’expérience montre qu’en la matière, le monde des infrastructures est en retard par rapport aux autres secteurs industriels et de services. Un facteur quantifiable pourrait être le nombre de personnes en charge du commerce et du marketing comparativement à d’autres activités. Un autre serait l’évolution du Chiffre d’affaires et de la marge (sur un périmètre territorial donné) par rapport à celle du marché (le « commerçant » raisonne en fluctuation par rapport au marché et non en volume de produits), si tant est que l’on accède à des données fiables (les périmètres de territoires et de métier sont assez flous).
Il faut donc émettre l’hypothèse qu’il y a beaucoup à faire au niveau commerce dans ces activités, et surtout que cela peut représenter un relai d’efficience intéressant (difficile de parler de relai de croissance sur un marché baissier) pour « transformer » l’entreprise dans un contexte bouleversé (voir parties 1 et 2).
Mais par quel bout prendre ce « commerce ». Il nous faut pour cela rappeler le contexte actuel des affaires dans cette activité, puis identifier les approches cohérentes et les actions adaptées.
Le contexte des affaires
Les parties 1 et 2 ont rappelé les bouleversements de l’activité d’infrastructures et les trajectoires dessinées par les mutations du marché. Certains facteurs sont plus directement déterminants lorsqu’on parle de commerce ou de développement commercial.
Tout d’abord, les marchés d’infrastructures sont des marchés cycliques (cycles économique, politique, de gestion), fortement en retrait sur le périmètre France depuis 8 ans (même si 2016 connaît un léger rebond). L’international présente des opportunités, mais avec des risques conséquents (inversion rapide des tendances économiques, sécurité).
La demande est plus complexe. Elle intègre de nouvelles dimensions (juridique, économique, sociétale, technologique). L’offre, en retour, se construit, au delà de la technique, avec des montages juridiques et financiers, la prise en compte des contraintes de gestion (performance de l’exploitation et de l’usage, valeur et rentabilité du patrimoine) et de l’acceptabilité sociétale (éthique, développement durable, sécurité). La confrontation demande/offre se fait sur le terrain très évolutif des nouvelles technologies.
La concentration des clients en privé (grands groupes mondiaux) comme en public (grands blocs urbains, régions…) confronte les acteurs à des blocs d’achat plus puissants. Et si le marché de grandes affaires est moins prolifique, le middle market devient très concurrentiel (montée des acteurs régionaux ou spécialisés, et entrisme d’acteurs étrangers) et la demande peut y être aussi « compliquée » que pour les grands projets.
Les 4 approches qui structurent le commerce
La structuration du commerce dans les activités d’infrastructures doit, pour évoluer dans ce contexte chaotique, intégrer quatre approches de façon à la fois distincte (souplesse) et complémentaire (cohérence) :
- l’approche « territoires »
- l’approche « activités »
- l’approche « clients »
- l’approche affaires »
L’approche « territoire »
Cette approche est d’autant plus déterminante que la caractérisation des territoires devient un enjeu stratégique de l’entreprise (en France avec les régions et métropoles, à l’international en raison des risques identifiés par zone géographique).
Elle intègre deux dimensions : la configuration économique, culturelle et relationnelle du territoire, et la position concurrentielle de l’entreprise.
L’étude de la configuration économique, culturelle et relationnelle d’un territoire nécessite de distinguer des limites territoriales au delà desquelles le jeu commercial change de règles. On parle de découper une zone en « terrains de jeu ».
Ces terrains de jeu sont caractérisés par une dynamique économique qui s’exprime dans le développement d’activités spécifiques qui tirent le territoire vers le haut (ou, dans le cas inverse, crée des handicaps à son développement).
Sur le plan culturel, et ceci est valable pour des zones locales comme pour des continents, il est important d’analyser la manière dont les personnes se représentent l’activité et les facteurs qui soutiennent la question de la confiance dans les affaires.
Les réseaux relationnels, liés à l’activité d’infrastructure, sont aussi un objet d’analyse qui se synthétise par la construction d’un sociogramme du « milieu » permettant de comprendre les relations politiques, institutionnelles, économiques et techniques que les gens ou entités entretiennent, et les règles qu’ils se donnent pour les gérer.
L’étude de la position concurrentielle, quant à elle, consiste à analyser l’implantation locale et à représenter les positions (sièges, moyens de production, clients ou ouvrages référents) des concurrents sur une carte. Des symboles peuvent être utilisés pour signifier l’importance, la spécialisation et le type de ressources de chaque concurrent.
Au delà des analyses, l’approche « territoire » permet de doter l’entreprise d’un outil de management qui décrit, au moyen de représentations graphiques pour chaque territoire, la position concurrentielle et la nature des réseaux relationnels propres à l’activité, et qui permet en interne de communiquer sur la situation et la cohérence des actions.
L’approche « activités »
Le monde des infrastructures est multiple et exerce son action sur de nombreuses activités. Promoteurs, ingénieristes, constructeurs, fournisseurs contribuent à l’édification d’ouvrages de toutes sortes pour structurer notre environnement de vie (eau, mobilité, industrie, habitat…). Ces activités, qui peuvent être subdivisées, représentent des segments au sens du marketing, c’est à dire des ensembles cohérents pour lesquels des offres spécifiques (produits) sont générées, et qui sont plus ou moins interdépendantes.
La segmentation est l’opération de base en marketing. Elle cherche à concentrer l’utilisation des ressources pour porter une offre concurrentiellement distinctive sur les groupes de clients à plus forte valeur. Elle conduit à des stratégies d’offres et, de façon plus opérationnelle, à la gestion de portefeuilles de clients-prospects par activité (mais il nous faudra tenir compte ici que les clients sont souvent multi-activités).
L’analyse à conduire consiste à identifier les activités et à les qualifier par leur dynamique économique ou leur importance au sein du système, puis à questionner sur les capacités d’apport de valeur de l’entreprise sur chaque activité.
Il en résulte deux éléments permettant d’orienter l’action commerciale : la mise en avant de segments porteurs pour l’entreprise et la mise au jour de liens entre ces segments.
L’approche « clients »
Il y a encore quelques années, l’approche « clients » pouvait se réduire à la gestion d’un portefeuille de clients facilement accessibles.
Elle est aujourd’hui une approche « sélective » et « transgressive ».
Sélective car l’entreprise ne peut affecter le même niveau de ressources à chaque client. La confiance, l’ouverture, la potentialité, la culture, l’histoire et l’expérience commune sont des critères permettant de prioriser certains clients.
Transgressive car elle intervient non pas en aval des approches « territoires » et « segments », mais implique une gestion transversale et multiple (coordination de plusieurs acteurs internes) de la relation clients.
En effet, le monde économique actuel est soumis à des acteurs très fortement concentrés (par exemple, en France, les 40 plus gros blocs urbains vont représenter la part majeure de la commande territoriale; en privé, les grands groupes internationaux sont les acteurs clés du développement) dont le périmètre dépasse largement chaque territoire (terrain de jeu) et qui sont pluri-activités (donc multi-segments).
Comprendre la complexité des problématiques, des attentes et modes de décision des clients devient une question prioritaire afin de construire avec ces acteurs des solutions innovantes mais surtout distinctives concurrentiellement sur les activités prioritaires (approche « activités »), puis de les mettre en œuvre localement (sur les « territoires »).
L’approche « clients » doit intégrer les analyses de l’approche « activités » et de l’approche « territoires » afin de permettre le développement d’actions de « façonnage » en co-construction avec des clients sur les activités d’intérêt commun. La finalité est d’éviter la soumission à la demande.
L’approche « affaires »
L’approche affaires semble la plus accessible dans les activités d’infrastructures. Mais de plus en plus, dans un monde en tension, elle nécessite de travailler sur tout le continuum (hors affaires – en amont des affaires – dans l’affaire – durant le projet) et d’opérer des choix à partir de dimensions de plus en plus complexes (économie, juridique, technologie…).
L’une des caractéristiques actuelles de l’approche affaire est qu’elle confronte l’entreprise à des complexités sur le “middle market” qui étaient, il y a encore 10 ans, exclusivement rencontrées sur les grands projets.
D’autre part, elle doit aujourd’hui intégrer les approches précédentes afin de caractériser une affaire et permettre, très tôt dans le continuum, de se prononcer sur sa potentialité et l’intérêt d’y consacrer des ressources (go/no go).
Les quatre approches commerciales : de la stratégie à l’opérationnel
Les quatre approches se déclinent tant au niveau stratégique qu’au niveau opérationnel. Cela s’illustre par des actions comme celles qui sont présentées ici.
L’approche « territoire »
Au niveau stratégique, elle conduit à :
- Déterminer la potentialité et l’accessibilité d’un territoire
- Identifier les réseaux relationnels actifs qui portent le business
- Décider et mettre en œuvre une stratégie d’implantation
Au niveau opérationnel :
- Identifier des cibles et faire reconnaître sa valeur auprès d’elles
- Établir des liens pour accéder aux acteurs centraux du « milieu »
- Mettre en œuvre un plan de contact et de suivi des relations
L’approche « activités »
Au niveau stratégique, elle conduit à :
- Identifier les types d’activités et leur niveau de valeur
- Segmenter la clientèle et les relais d’opinion par activité
- Décider et mettre en œuvre une stratégie d’offre / segment
Au niveau opérationnel :
- Se faire connaître des acteurs d’une activité
- Cibler et visiter les clients ainsi que leurs partenaires
- Mettre en œuvre un plan de contact et de suivi des acteurs-clés
L’approche « clients »
Au niveau stratégique, elle conduit à :
- Analyser l’avenir des grands-clients (potentiel d’évolution de ses activités)
- Comprendre les modes de gestion et d’investissement des grands-clients
- Décider et mettre en œuvre des accords cadres
Au niveau opérationnel :
- Analyser le potentiel d’investissement du client / projets
- Comprendre ses attentes, son organisation et ses modes de décision
- Formuler des offres à forte valeur ajoutée
L’approche « affaires »
Au niveau stratégique, elle conduit à :
- Analyser l’intérêt (technique-commercial-financier) et les risques d’un projet
- Décider et mettre en œuvre un suivi des risques stratégiques
- Décider et mettre en œuvre le développement de compétences distinctives et à forte valeur ajoutée.
Au niveau opérationnel :
- Construire l’offre en intégrant les contextes externe (clients, parties prenantes) et interne (équipe)
- Vendre et gérer la performance de l’affaire (conformité, éthique, finances)
Conclusion
Faire évoluer ses activités, sa culture, ses modes de pensée et de gestion, ses représentations du monde et de soi-même est une chose délicate. Beaucoup d’empires ne s’en sont pas relevés.
Si l’on prend l’exemple de l’ingénierie publique française par exemple, son évolution en une génération a été plus que douloureuse. Je m’étonne d’entendre parfois des hommes politiques affirmer que « le français » est rétif à la réforme lorsque l’on observe la manière dont de nombreuses activités ont accepté leurs mutations, parfois jusqu’à l’abnégation.
Face aux enjeux de la digitalisation du monde, comment les entreprises qui interviennent dans le développement des infrastructures vont-elles agir, sachant que la situation actuelle les confronte à des géants en position de quasi monopole (les GAFAM notamment), capables de libérer des masses de liquidités pour seulement prendre des positions.
Il n’y a pas de réponse à cette question. Il n’y a que la « pratique ».
Le commerce et les affaires sont un mode de transformation du monde. Se confronter tous les jours à la vie locale, dans des activités techniques dont l’objet est avant tout sociétal plus qu’économique, construire des relations et façonner des solutions est un acte de re-création.
Le commerce permet ainsi de faire rapidement évoluer les compétences internes au contact des apprentissages et des pratiques que génèrent les affaires et les projets.
L’action commerciale n’est donc pas un moyen ou une fonction plus ou moins nécessaire, non ! Pour l’entreprise, c’est une trajectoire.