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Les enjeux de l’approche Grands-Comptes

Par Philippe JACOB – Docteur en gestion – Dirigeant d’Aditis

 

Le contexte

La première décennie du XXIième siècle a vu fleurir les organisations grands-comptes dans les entreprises industrielles et de services. Souvent construites au départ pour « affronter » l’acheteur, ces unités ont évolué vers des modes de gestion complexes, nécessitant des approches relationnelles, des analyses organisationnelles et des dynamiques de projet. Comment ces organisations doivent-elles prendre forme dans notre contexte d’incertitude grandissante ?

La mise en place de l’organisation commerciale en marché B2B est généralement guidée par une double approche :

  • une approche « offre produits-services » qui focalise sur le rapport coût/performance ;
  • une approche « portefeuille de clientèle » qui focalise sur les enjeux et les risques de l’entreprise.

L’approche grands-comptes prend alors en main les enjeux du « haut du panier » afin de développer des relations concurrentiellement privilégiées et des offres adaptées. En cela, elle part d’une approche économique pour aboutir à une stratégie de différenciation. Le développement de « l’intimité » entre clients et fournisseurs conduit parfois à des innovations dans la formulation d’offres, avec l’évolution de logiques produits-services vers des logiques de « délégation » (facilities), d’implants (unité in situ dédiée au client) et de « solution » (offre globale ou projet).

Cette trajectoire organisationnelle, accomplie par de nombreux groupes, est aujourd’hui confrontée à un ensemble d’expériences nouvelles :

  • Les modes de décision, caractérisés par une croissante complexité en terme de processus, d’outils de gestion et de normes, le sont aussi par un contexte multiculturel, que ce soit du fait de l’internationalisation des échanges, des ruptures générationnelles ou des cultures de métier ;
  • Les modèles de relation clients/fournisseurs sont aujourd’hui partagés par de nombreux acteurs, du fait des co-traitances, des pratiques d’achat et des mises en concurrences, ce qui fait que les acteurs du « middle market » se comportent en terme d’achats de solutions comme les grands acteurs ;
  • Si, structurellement, les organisations grands-comptes se sont construites sur les grands enjeux commerciaux et financiers de la centralisation des achats, elles se recomposent aujourd’hui, du fait de la pression d’une économie à faible croissance où les grandes affaires deviennent plus rares, autour d’enjeux de niveau moyen tout aussi complexes, que ce soit en terme d’affaires ou en terme de clients ;
  • Parallèlement, et cela peut paraître paradoxal, au fur et à mesure que s’est développée cette complexité décisionnelle, et que les liens sociaux entre clients et fournisseurs sont devenu prépondérants afin de limiter les incertitudes dans des affaires, la relation n’a cessée de voir s’accentuer la dématérialisation des outils de communication, de relation, de contact ou de gestion, avec notamment la dématérialisation des offres, les plateformes d’échanges de données, les CRM, les outils collaboratifs et les « réseaux sociaux ».

Ces phénomènes questionnent sur les évolutions des organisations commerciales. Ils se conjuguent de plus à des « transformations » de la société. Bien sûr, chacun pense ici au « digital » et aux apports du « big data » pour l’amélioration de la performance, mais d’autres questions surgissent et doivent être prises en compte :

  • Le rôle des consommateurs-usagers dont les comportements, relayés par les réseaux sociaux, échappent à la prévision stratégique ;
  • La problématique de l’éthique pour laquelle chaque homme de pouvoir, politique, administrateur ou manager, est regardé par le monde médiatique et interpellé par le salarié ou par le citoyen ;
  • L’impact sociétal et environnemental qui prend une place de plus en plus importante dans les règles et normes, mais surtout au sein des opinions publiques.

Cet ensemble configure de nouvelles manières de concevoir et de développer l’action commerciale. Il ne s’agit plus de mettre en œuvre les outils classiques du «  marketing pour les nuls »… Non ! la réalité est beaucoup plus profondément questionnée et échappe aux modèles ordinaires.

L’organisation commerciale doit développer des modes plus interactifs pour apprendre à naviguer dans un monde complexe. Bien sûr, l’espoir d’un outil numérique qui simplifie la gestion de la démarche est grand. Mais il occulte hélas souvent les vraies difficultés à concevoir et manager dans un monde complexe.

L’exemple du CRM dans les activités B2B est assez caractéristique. Le manager mobilise un outil afin de rationaliser la gestion du portefeuille de clients et de la démarche commerciale :

  • La stratégie commerciale s’appuie sur une base de données qui gère l’ensemble de la clientèle ;
  • Son paramétrage est une opération délicate et coûteuse en ressources de temps (explorer, concevoir, tester), d’argent (achat, conseils et suivi) et de compétences (apprentissages nécessaires au bon usage) ;
  • L’outil archive les actions commerciales et leurs résultats client par client, et met au jour les connections entre acteurs ;
  • Enfin, il délivre des statistiques par client, opération, segment, commercial…

Néanmoins, la productivité et l’intérêt d’une base aussi complète, et devant être bien sûr efficiente, rencontre dans la pratique de nombreux problèmes :

  • Tout d’abord, on ne peut enregistrer que des données factuelles. Par exemple, un compte-rendu de visite contenant des éléments qualitatifs (jugements, appréciations, voire informations non officielles) peut s’avérer éthiquement très dommageable. Or, toute la question des approches commerciale B2B tient dans l’interprétation que l’on fait de ces signaux faibles suite aux rencontres avec les acteurs ;
  • Ensuite, le nombre de managers (internes ou externes au client) impliqués dans un acte d’achat est important, et donc les ressources nécessaires pour tenir à jour la base le sont aussi. Mais ces acteurs et managers bougent, changent de fonction ou d’entreprise, bref, l’obsolescence des données est assez rapide et rend le système lourd à administrer pour une efficacité incertaine ;
  • Les clients et entreprises se recomposent aussi rapidement : rachats, fusions, scissions, faillites, créations… La nomenclature de la base de données n’est pas forcément adaptée à opérer ces situations (sauf à nécessiter de nouveaux paramétrages sans doute coûteux) et la perte de données risque d’être grande ;
  • Enfin, la nomenclature de la base doit permettre d’appréhender l’ensemble des clients. Elle traite de la même façon, avec les mêmes écrans, les « petits simples » et les « très gros complexes », laisse de nombreux espaces libres pour les petits et limite en conséquence la capacité à gérer l’originalité des structures complexes des gros.

En effet, la mouvance des marchés et plus généralement de l’économie contemporaine rend rapidement obsolète et inefficace l’outil de gestion commerciale (mais bien sûr, les outils d’aujourd’hui sont agiles et intelligents !). La vraie question est : comment configurer rapidement un système de gestion, vite efficace et capable d’évoluer en permanence ? L’équation est, si ce n’est impossible, du moins incertaine. Il ne s’agit pas ici de mettre en cause l’outil et ses potentielles prouesses, mais bien de questionner sur les choix que le manager fait en terme de sélection, d’application, d’usage, et de limites.

Alors, quelles solutions ? Comment, dans ce contexte mouvant, bâtir et développer ces organisation par « compte », et quelles questions posent-elles aux entreprises ?

Une réponse, que nous traiterons ici, tient dans la démarche commerciale. Elle n’est pas la seule. Les apports du management, des outils, de l’organisation sont aussi nécessaires. Mais il convient d’abord de comprendre l’objet avant de le faire vivre et de le gérer.

 

1 – Un enjeu de « dynamique de secteur » plutôt que de « ciblage client »

Notre monde économique est à la fois concentré et éclaté : concentré en raison de la domination des grands acteurs économiques nés des regroupements d’entreprises ces deux dernières décennies ; éclaté par le foisonnement d’activités qui gravitent autour de ces « pachydermes », depuis les ETI (établissements de taille intermédiaire) jusqu’aux professionnels du service et aux « micro-entreprises innovantes ».

Les secteurs sont ainsi dominés par un petit nombre d’acteurs (distribution alimentaire, énergie, télécom, construction, informatique, internet…) monopolisant l’attention des pouvoirs publics et des financeurs, et produisant des modèles d’organisation et de production, voire culturels, adoptés par leurs satellites.

Que ce soit pour les grandes entreprises (grands-comptes) ou pour leurs importants satellites (middle market), la question essentielle qui est posée aux relations entre fournisseurs et acheteurs est celle de la valeur échangée lors des relations commerciales.

Or, ces échanges sont caractérisés par plusieurs facteurs :

  • l’acheteur est souvent éloigné, pour des raisons organisationnelles et culturelles, des réalités des exploitants pour lesquels il achète ;
  • le commercial ou l’ingénieur d’affaires n’agit pas en situation hiérarchique sur son réseau commercial ou de services ;
  • en conséquence, les deux acteurs en arrivent à se confronter sur des questions techniques ou de prix sans identifier les apports réciproques de valeur du fait de leur position propre au sein de leur organisation.

De surcroît, l’organisation commerciale focalise généralement de façon préférentielle sur les affaires et clients importants en raison des conséquences immédiates sur son propre appareil de production ou sur ses résultats comptables. Ce comportement organisationnel, qui semble rationnel aux yeux du financier ou du producteur, ne permet pas néanmoins pas de prendre en compte les facteurs innovants ou différenciants qui conduisent les clients à évoluer sur leur propre marché. Or, tout l’enjeu est là, non pas d’être le fournisseur privilégié des « gros », mais d’être le partenaire qui accompagne la mutation du secteur d’activité.

La question ne se pose donc pas en terme de client mais en terme de secteur d’activité :

  • quelles sont les évolutions possibles d’un secteur d’activité ;
  • quels acteurs de ce secteur vont ouvrir de nouvelles perspectives de développement ;
  • est-il intéressant et possible de les y aider, et comment ?

Ces questions induisent des choix stratégiques vers tel ou tel secteur.

Le premier enjeu de l’organisation commerciale est donc d’analyser le potentiel des secteurs d’activité, leur mutation et leur niveau de croissance !

 

2 – Un enjeu « d’avenir du client » plutôt que de « volumes »

Plusieurs questions se posent alors sur les clients au sein d’un secteur aux perspectives intéressantes : sont-ils capables d’y occuper une place prépondérante ; d’y opérer une croissance déterminante ; et d’agir sur la mutation du secteur par des apports innovants ?

Le regard de l’organisation grands-comptes doit alors se porter prioritairement (en terme de ressources) vers la détection des acteurs susceptibles de faire évoluer leur secteur, l’établissement avec eux de relations de co-construction, et la production d’apports de valeur propres à accélérer la transformation de leurs business-models.

Cela signifie que l’entreprise missionne sa structure grands-comptes pour explorer les potentialités de transformation d’une activité provoquée par les acteurs de cette activité. Il ne s’agit donc plus simplement d’opérer sur les clients à enjeux de volumes mais aussi sur les acteurs du middle-market, plus susceptibles d’adopter des stratégies de rupture.

Le second enjeu de l’organisation commerciale est donc de détecter, au sein des secteurs d’activité ciblés, les acteurs dynamiques, et d’évaluer leur faculté d’innovation et d’apports de valeur au sein de leur « milieu ». Ces acteurs clés seront regardés pour leurs capacités à mobiliser leur réseau afin d’atteindre leurs objectifs.

 

3 – Un enjeu de « management » plutôt que de « négociation »

La complexité croissante des organisations, complexité qui s’étend aujourd’hui chez les acteurs du middle-market, est un facteur générateur d’incertitude dans les relations et les affaires. Les évolutions capitalistiques des opérateurs conduisent les dirigeants à réorienter les stratégies et l’affectation des ressources. Les restructurations incessantes au sein des entreprises provoquent de fréquents changements d’interlocuteurs entre clients et fournisseurs. Difficile dans ce contexte de gérer ses relations avec un compte-clé. Cela s’apparente au pilotage en haute mer par temps incertain. Quelles sont donc les compétences nécessaires à ce pilotage ?

Pour avancer sur cette question, il est important de comprendre que la gestion et le pilotage des comptes-clés regarde le niveau stratégique de l’entreprise, et non le seul niveau commercial opérationnel. Les projets qui résultent de la coopération entre clients et fournisseurs impactent les équilibres et la stratégie des uns et des autres, que ces projets aient trait à l’ambition commerciale (lancer un nouveau produit, se développer sur un nouveau marché…), aux modes de gestion (délégation de services, facility management, externalisation….) ou à l’innovation (nouveaux usages, nouvelles technologies…).

Pour le responsable de compte, ce pilotage devra se traduire par des stratégies relationnelles ayant pour but de rendre tangibles les apports du fournisseur à la performance du client et des parties prenantes. Ceci rencontre une problématique d’asymétrie d’information : le fournisseur, en effet, maîtrise mieux les constituants de la valeur apportée que l’ensemble des parties prenantes. C’est l’une des explications sur le ressenti souvent négatif des rencontres entre Responsables Commerciaux et Acheteurs : dans une affaire complexe (technique, juridique, gestion…), la perception de l’acheteur, du fait de son rôle, de sa position au sein de l’entreprise et de ses compétences, est forcément réductrice, et les tentatives de rééquilibrage par le fournisseur souvent maladroites.

Le rôle du responsable de compte est donc assez éloigné de celui d’un négociateur à enjeux. Il doit être capable, aux différents stades des affaires, de mobiliser les acteurs de son entreprise et ses partenaires afin de promouvoir les apports de ses offres auprès des parties prenantes, en situation d’asymétrie d’information. C’est un mode de management transversal, empirique et expérientiel, voire transgressif, qui interpelle les capacités à analyser, synthétiser, contextualiser, transmettre et mettre en scène, afin que les apports de chaque acteur de l’entreprise soient « traduits » de façon tangible.

En terme de compétences, il est donc plus un marketer qu’un commerçant, un passeur qu’un opérateur, un pédagogue qu’un meneur, et un chef d’orchestre qu’un instrumentiste virtuose.

Le troisième enjeu d’une organisation Grands-Comptes est donc de mobiliser les forces de son organisation (produits, services, commerce) pour déterminer et piloter la valeur qui peut être apportée à l’activité propre du client et de ses parties prenantes.

 

En synthèse

On peut comprendre que le pilotage des grands-comptes est passé aujourd’hui d’une « approche commerciale à enjeux chez les grands clients » à un « pilotage des changements sectoriels intégrant les acteurs du middle-market », où le pilote joue le rôle d’un chef d’orchestre dont l’objectif est « l’élévation du niveau de relation » afin d’assurer la position de l’entreprise face aux bouleversements de notre monde.

La croissance et la sûreté du chiffre d’affaires ne sont, sur le court terme, que la conséquence de ce pilotage.